UKRAINEDes agriculteurs au milieu de la UKRAINEDes agriculteurs au milieu de la guerre
Manque d’intrants et de carburant, problèmes d’écoulement de stocks de grains et de financement : les difficultés sont nombreuses pour les producteurs ukrainiens. Notamment ceux situés en zone de conflit. La campagne de semis de printemps devrait en pâtir et l’avenir des récoltes dépendra de l’évolution des combats.
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Dans des conditions parfois difficiles, les agriculteurs ukrainiens que nous avons interrogés ont l’ambition de poursuivre leur travail pour assurer la sécurité alimentaire de leur pays.
« La production dépendra de la durée du conflit »
Roman Gorobets et son frère Andrii sont à la tête de la ferme Astra, dans la région de Poltava. La zone n’est pas occupée, bien que touchée par des frappes aériennes. Sur 2 200 ha, ils produisent principalement du blé d’hiver, de l’orge de printemps, du maïs, du soja et du tournesol.
« Nous avions acheté des engrais, du carburant, des semences, des pesticides avant la guerre », indique Andrii Gorobets. Toutefois, leur situation fait, selon eux, exception. « La plupart des agriculteurs manquent d’intrants », expose Roman Gorobets. La logistique d’exportation étant à l’arrêt, il est souvent impossible de vendre les récoltes 2021, bloquant les achats. Il signale que le gouvernement ukrainien a créé une plateforme en ligne pour soutenir les agriculteurs en difficulté, leur permettant notamment d’obtenir des garanties bancaires. Si les deux frères vont essayer de maintenir leur productivité, Roman Gorobets estime qu‘il y aura globalement une baisse de production pour toutes les cultures. Même dans l’hypothèse où les intrants sont disponibles, « si vous ne savez pas à quoi va ressembler le futur, vous allez adopter une stratégie différente de d’habitude », estime-t-il. Les deux frères ont pour leur part décidé d’arrêter leur activité de travail à façon, afin de garder disponible au maximum leur parc matériel et rationner l’usage du carburant.
« L’importance de la baisse de production sera liée à la durée de la guerre. Si le conflit venait à durer, la campagne de semis pourrait être en danger dans les zones occupées. Sa phase la plus active commence au début du mois d’avril », rappelle-t-il. Dans sa région, le tournesol et les orges de printemps sont généralement semés début avril , le maïs entre mi-avril et mai ; le soja au début de mai. La zone sud de l’Ukraine, en plus d’être directement concernée par les combats, « pourrait être davantage impactée car les semis y sont un peu plus précoces », précise l’agriculteur.
« Des roquettes sont fichées dans mes terres »
« Je cultive 1 200 ha de grandes cultures (blé, orge, colza, tournesol, lin oléagineux) à deux endroits différents, sur le village de Kozyrka, à proximité de Mykolaiv, et à une quinzaine de kilomètres plus au sud, détaille Ruslan Neroda. En plus des soucis d’approvisionnement en carburant, phytos, hydraulique, pièces de rechange, etc., je suis confronté aux problèmes générés par les roquettes russes qui se sont plantées dans mes terres (voir photo). Les deux endroits sont régulièrement bombardés. On en a dénombré une cinquantaine dans les environs. Certaines ont été retirées mais il en reste entre dix et quinze dans mes champs. On appelle les forces spéciales en charge du déminage mais elles sont débordées. Des voisins en ont retiré eux-mêmes, même si c’est de la folie. Nous ne savons pas si elles peuvent encore exploser. Nos conducteurs de tracteurs ont peur de s’aventurer dans ces champs, d’autant qu’en plus il y a toujours des tirs. On essaie de travailler suffisamment loin d’elles mais quelle est la bonne distance ?
Si on a du répit, on va semer les cultures de printemps dans une semaine, en l’occurrence du lin oléagineux qui va remplacer le tournesol car il ne nécessite pas de produits phyto. Cela devrait être possible… si tout le monde reste en vie. La ferme emploie 10 salariés (gardiens, conducteurs de tracteurs et de camions, mécanicien, agronome, ingénieurs). Deux sont au front, certains sont partis mettre leur famille à l’abri. Six travaillent en ce moment dans les champs. Tous les jours, ils sont sollicités pour aller combattre, même si le secteur agricole a des exemptions. Nous n’avions pas anticipé que nous n’allions plus pouvoir vendre nos grains. On a encore du lin que nous voudrions commercialiser pour financer gazole et intrants. On pourra peut-être le faire prochainement. On a 50 % d’engrais en stock, achetés avant le conflit, et 50 % ont été payés mais n’ont pas été livrés. Le problème principal, ce sont les produits phyto (tout était importé) et le carburant dont la vente n’était plus autorisée il y a deux semaines encore. On en a acheté 5 t mais le prix a flambé passant de 30 hryvnias à 45 (1,40 €/l).
La plupart de nos productions sont des cultures d’hiver qui sont semées, désherbées, fertilisées. Maintenant, on a besoin de continuer avec les cultures de printemps. Si le conflit persiste, on veut juste être capable de récolter, ce qui n’est pas évident car les débris sont partout, les soldats passent à travers les champs, les tanks aussi, détruisant les cultures sur leur passage. On ne voit pas plus loin que l’échéance d’une journée…
« Au jour le jour »
« Les agriculteurs ukrainiens peuvent encore travailler dans leur champ, en fonction de leurs stocks en intrants », résume un agriculteur français ayant souhaité garder l’anonymat. Semences, carburants, engrais, phytos… Lui dispose d’une relative autonomie en approvisionnement, grâce à laquelle il espère assurer les semis de printemps et aller jusqu’à la moisson. « On est habitué à avoir des stocks de pièces, d’huile, pour l’entretien et la maintenance courante du matériel », ajoute-t-il.
S’adapter au jour le jour est devenu le mot d’ordre. « La planification, il faut oublier, explique-t-il. On a peu de visibilité sur ce qu’on pourra faire. On n’exclut pas de laisser des terres en jachères si la zone devient trop dangereuse. » Même si les travaux sont toujours possibles, la situation est difficile à gérer psychologiquement. « On sent que la pression est là », raconte-t-il. Quant aux productions toujours en stocks sur la ferme, essentiellement du tournesol et un peu de céréales, il ignorait s’il pourrait les vendre au moment de notre échange. « On ne peut plus expédier aujourd’hui parce qu’il n’y a plus de logistique pour exporter. Il n’y a plus de camions qui roulent du grain en Ukraine, et les ports sont bloqués », indique-t-il. Les livraisons de tournesol par train ont néanmoins repris depuis. Il se veut optimiste sur la suite. « S’il y a une chose qui se relève assez vite après une guerre, c’est l’agriculture, car il faut manger. Dans quelles conditions, ça, je ne sais pas. »
« Grosses pertes
attendues »
À environ 150 km au nord-ouest de Marioupol, Edward Herman exploite 130 ha de vergers, dont 75 de cerises et 600 hectares de blé et de tournesol. D’abord confrontée à des attaques au début du mois de mars, sa région a vécu une période « relativement calme » avant de nouvelles explosions dans la nuit du 21 au 22 mars, rapporte-t-il.
En plus des contraintes logistiques réduisant fortement les exportations, l’incertitude sur les niveaux de production du pays a poussé le gouvernement à les restreindre encore davantage pour se prémunir d’une crise alimentaire. Mais certains producteurs stockent leur récolte après les moissons afin de la vendre au meilleur prix. C’est le cas d’Edward, qui ne peut écouler ses 2 000 tonnes de blé et de tournesol. L’argent habituellement dégagé par la vente de ses grains lui permet de financer l’achat d’intrants. Sa trésorerie est donc à la peine alors que « les salaires des employés continuent d’être payés ». Et les stocks restants de la campagne précédente ne lui permettront pas de couvrir ses besoins pour la nouvelle. En plus des difficultés financières, l’approvisionnement en intrants s’avère compliqué : « Les fournisseurs n’acceptent plus les paiements différés, et les problèmes de logistique rendent les livraisons longues et incertaines. »
En parallèle, l’accès aux parcelles n’est pas toujours garanti. « Du fait de mines présentes dans les champs et vergers, il nous est impossible d’y accéder à certains endroits. » Il n’a, de fait, pas pu assurer l’intégralité des traitements prévus. « On s’attend à de grosses pertes de production. » Les achats de semences de tournesol posent également question. Concernant les fruits, « notre principal débouché est le marché Belarus mais celui-ci nous est actuellement fermé. Même si nous arrivons à produire, les cerises pourraient être perdues puisque non stockables. »
« Nous essayons de
trouver des solutions »
«Actuellement, nous ne sommes pas dans une zone de combat, mais elle est proche », témoigne Yan Ostrovskyy, un agriculteur de 35 ans. Il est installé près de Pervomaisk, dans la région de Mykolaïv. Si sa ville n’est pas encore endeuillée, il se trouve proche de zones de combat actives et de bombardements. Il est d’abord inquiet pour ses proches mais aussi pour sa production. « Personnellement, j’espère toujours pouvoir semer et obtenir une récolte régulière. Mais pour d’autres collègues, cela semble impossible pour le moment », nous écrit-il.
Installé sur une exploitation familiale comprenant 100 hectares (blé, maïs, tournesol) ainsi que 10 hectares de légumes et baies en agriculture bio, il est confronté à des problèmes de logistique et d’approvisionnement. « Certains de nos acheteurs retardent leurs paiements à cause de la guerre. Des fournisseurs se trouvent dans des zones de combat, leurs entrepôts sont détruits ou fermés car il est dangereux d’y travailler […] Certaines routes sont détruites ou dangereuses à
conduire. »
Malgré ces difficultés, l’agriculteur reste optimiste et essaye de trouver des solutions. « Il est grand temps de commencer la saison. » Il souligne que son équipe n’est pas mobilisée sur le front et continue de travailler. « Mais je ne peux pas être sûr qu’il en sera de même dans une semaine. En cas de bombardements massifs ou d’actions combattantes, une partie de la main-d’œuvre sera déplacée hors de la région. » Malgré l’annonce du gouvernement concernant des aides au financement de carburant, de semences et d’engrais, Yan Ostrovskyy explique qu’il ne sait pas quel sera le marché cette année et s’il pourra vendre ses récoltes.
« Nous n’avons pas d’intrants »
Directeur financier d’une exploitation de 280 ha de vergers, dont 250 de pommiers et de 500 ha de grandes cultures, Serhii Ostapets subit de plein fouet les fermetures de débouchés et les difficultés d’approvisionnement. La ferme, dont les champs sont situés à 70 km de Donetsk et le complexe de stockage à 35 km, avait déjà subi des dégradations lors de la guerre de 2014.
« Pour le moment, le travail continue sous le bruit de la guerre. Mais nous avons très peur de manquer de bras pour les récoltes. » Encore faudrait-il pouvoir produire : « Pour l’instant nous n’avons pas d’intrants. » Lui aussi se retrouve confronté aux fournisseurs qui refusent les paiements différés, alors qu’il ne peut vendre ses 700 tonnes de pommes destinées à l’exportation et que la demande intérieure a reculé avec les migrations. « Je connais des producteurs qui ont 6 000 tonnes sur les bras. J’ai l’idée de vendre cette production aux Européens pour l’aide humanitaire. Ils aideraient ainsi les producteurs sans débouchés et les réfugiés. »
La rédaction
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